DES MOBILITÉS INDIVIDUELLES À LA “DÉMOBILITÉ” : RENCONTRE AVEC BRUNO MARZLOFF, SOCIOLOGUE
À la tête du groupe Chronos* depuis 1998, Bruno Marzloff accompagne et parraine aujourd'hui Bouygues Construction dans sa démarche ouverte et collaborative autour de la mobilité, un des enjeux de la ville intelligente et durable.
Vous avez développé dans une interview la notion de “mobilité collective individuelle”, pouvez-vous revenir sur ce point et en révéler les ressorts ?
Cette notion de “mobilité collective individuelle” est née de l’observation des services de vélos partagés, à Paris notamment. Ces services ont comblé l’hiatus entre la voiture individuelle et les modes collectifs. À la même époque, les offres alternatives se multiplient (BlaBlacar, Uber, Drivy, etc.). Cet usage individuel d’un patrimoine collectif ouvrait alors la voie à une multitude de combinaisons dont se sont emparés les citadins dans des tactiques de mobilité agiles.
Ces innovations reposent sur une notion de partage mais vont au-delà. Dans ce “collectif individuel”, l’usage prévaut sur la détention de son mode de transport, donnant naissance à un réseau de mobilités non concertées mais dont se sont saisis les usagers. Les stations de vélos éloignées les unes des autres de quelque 300 mètres figurent d’emblée un réseau. Elles ne sont jamais loin de stations de bus, de métro, de tram, de train, etc.
Ces hubs pourraient demain mailler aussi les offres de scooters en libre-service, de VTC, de covoiturage dynamique, d’autopartage, etc. On pourrait, à l’identique, imaginer des réseaux de mobilité formant une trame au sein des “déserts de mobilité” dans les zones peu denses, aujourd'hui un angle mort des mobilités.
A-t-on pris toute la mesure des conséquences de ce foisonnement ?
Le défi est d’articuler les différents modes de mobilité et de créer des conditions de parcours fluides. D'où la notion de “Mobilité as a Service”, d’intégration horizontale des modes existants, avec un titre de transport unique, une intégration modale, informationnelle, tarifaire et servicielle. Mais on néglige souvent la nécessaire dimension physique du réseau, c’est ce que nous appelons “Mobility as Networks”.
Un maillage fin de hubs de type Velib permettrait d’organiser des RDV d’auto partage, le passage des VTC, etc. Cette question des plates-formes d’intermodalités – mêlant public, privé et collaboratif, mixant éventuellement offre de transport et aménité urbaine –, est une piste féconde à creuser. Quel que soit le secteur, la prise en compte de nouveaux modes ouvre à l’usager des perspectives inédites. Il arbitre, il combine, il invente alors. Le choix n’a de limites que les accessibilités et les articulations des modes. Ce à quoi nous assistons est la naissance d’une mobilité moins propriétaire, plus fluide. La complexité conséquente est largement résolue par l’information numérique.
Quels arbitrages vont guider les choix au quotidien des usagers et comment stimuler ce “multimodal” ?
Pour qu’il y ait arbitrage, il faut qu’il y ait choix et cela ne se vérifie pas partout… et de loin. Par exemple, en zones non denses, on a sa voiture ou ses yeux pour pleurer. Pour qu’il y ait arbitrage en multimodal, il faut aussi réduire les ruptures de charges.
Là aussi, les concertations sont encore insuffisantes qui permettraient de relier tous les modes. Les arbitrages se situent dans un champ contextuel, mais ce qui prévaut, ce sont : l’évitement d’une mobilité subie, la réduction du temps perdu, les coûts, bien sûr, et le seamless (sans couture). Stimuler le multimodal, c’est moins ajouter de nouveaux modes qu’en garantir des articulations universelles. Nous sommes dans l’air de la facilitation et tout reste à faire…
Quelle “partie-prenante” est légitime pour prendre le leadership de cette coordination ?
Face au foisonnement d’initiatives privées, s’ajoutant à l’offre existante, comment créer une concertation intelligente ? L’autorité régulatrice, c’est l’acteur public. Son rôle est la maîtrise de cette floraison d’initiatives privées au bénéfice de l’intérêt général. On ne doit pas laisser les géants du numérique imposer leur vision de la ville au travers de leurs offres et de leurs applications. Si on se replonge un siècle en arrière, l’acteur public garantissait un service public de mobilité universel. Le territoire était desservi par des trains, des autocars dans une maille très fine. La massification de la voiture a renversé ce modèle.
L’objectif est désormais de réduire l’emprise de la voiture particulière en garantissant des modes alternatifs et en multipliant les accessibilités. Avant, l’acteur public façonnait l’offre, désormais on attend un chef d’orchestre qui dessine une vision de la ville… De cette vision de la ville doit émerger une vision de la mobilité des gens. N’oublions pas une domination de la voiture particulière avec encore 80% des distances parcourues. N’oublions pas non plus la mobilité des marchandises qui progresse encore plus vite que celle des personnes.
« La mobilité, ce sont autant des enjeux d’urbanisme, d’aménagement du territoire, d’organisation du travail que de maîtrise du commerce. Nous héritons de métropoles avec des écartements travail-domicile invraisemblables. Nous avons créé une logique pénalisante pour les usagers, pour la ville et pour les entreprises… On ne peut questionner les mobilités sans revenir au distinguo entre mobilité choisie et mobilité subie. »
La question de la mobilité se résume-t-elle à celle du “transport” ?
Non. Si on entend résoudre les questions de mobilité par les seules solutions transport, on va dans le mur. La finalité est d’abord de réduire la demande. La mobilité, ce sont autant des enjeux d’urbanisme, d’aménagement du territoire, d’organisation du travail que de maîtrise du commerce. Nous héritons de métropoles avec des écartements travail-domicile invraisemblables. Nous avons créé une logique pénalisante pour les usagers, pour la ville et pour les entreprises… On ne peut questionner les mobilités sans revenir au distinguo entre mobilité choisie et mobilité subie.
Comment réduire les mobilités subies, notamment celle domicile-travail ? Avec l’Observatoire des usages émergents de la ville, nous sommes allés à l’écoute des habitants. Que disent-ils ? Tout d’abord, qu’ils ne veulent plus de cette ville “fordiste” étendue et percluse de thromboses. Ils n’en supportent plus les excès en termes de cherté, de stress et de pollution. Ensuite, ils célèbrent les vertus de la proximité. Ils demandent des modes actifs de déplacement : marche et vélo sont plébiscités, les modes en partage aussi, encore faut-il que l’aménagement urbain le permette.
La proximité c’est la garantie de l’accès à l’essentiel des ressources de mobilités et de transport à moins de quinze minutes à pied du domicile. C’est “la ville du quart d’heure”. Un autre point que célèbrent les usagers, c’est le quotidien à distance–télétravail, e-commerce, télésanté, etc., des modalités d’évitement des transports, une forme de “démobilité”. Il ne s’agit pas de réduire la liberté d’aller et venir, mais d’éviter le déplacement superfétatoire.
Que proposons-nous aux ruraux ou aux périurbains ?
On a laissé la voiture dominer le rural, le rurbain et les territoires périphériques des grandes villes. On a fabriqué des “déserts de mobilité”. On l’a laissée assécher les offres d’aménités urbaines dans les centres des bourgs et des villes moyennes. Les hubs de proximité adaptés à ces territoires n’existent pas, il faut les inventer. Nous avons regardé comment le vélo (standard ou électrique) peut, à coûts très faibles, répondre à ce maillage de rabattement en y intégrant le covoiturage dynamique ou l’auto partage. C’est un angle mort majeur des mobilités.
Le véhicule autonome entre dans le débat, avec de nouveaux acteurs. Comment est-il perçu par les usagers interrogés dans votre observatoire ?
Quand on demande aux usagers les modes envisagés pour le futur, deux modes émergent : la navette autonome et la navette fluviale. La voiture particulière, autonome ou pas, est loin derrière. La fatalité de la voiture particulière, très présente dans la filière automobile, l’est beaucoup moins dans la tête des gens. Pourquoi ? Parce que ces navettes relèvent du transport public.
Leur lenteur révèlent les attentes d’apaisement, de proximité et d’une “ville à portée de main”. La “magie” du véhicule autonome ne réglera pas le problème de la congestion des villes. Certes la voiture sera plus propre et connectée, mais il restera l’envahissement de la voiture particulière. Encore une fois, ne faisons pas l’économie d’une réflexion sur la ville et d’une écoute des usagers.
*CHRONOS est un cabinet d’études sociologiques et de conseil en innovation qui observe, interroge et analyse l’évolution et les enjeux des mobilités. Les compétences du cabinet s’organisent autour de trois pôles d’activités : veille et analyses stratégiques, prospective et accompagnement du changement, management de l’innovation. Chronos y recourt de manière ciblée, en fonction des besoins spécifiques de ses clients.